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SPEED RADIO La radio qui te dynamise
C’est une traversée hors du temps que propose la metteuse en scène Sissia Buggy avec Le Joueur d’échecs, adapté de la célèbre nouvelle de Stefan Zweig. Dans le cadre intimiste du Théâtre Espace Marais, le spectateur embarque à bord d’un paquebot luxueux en 1939, entre deux mondes, entre deux époques, au bord du gouffre. Et très vite, sous la surface lisse du voyage de plaisance, se révèle une tension sourde, comme un fil tendu entre raison et folie.
Le rideau se lève sur l’atmosphère ouatée d’un salon de première classe. Un orchestre imaginaire de jazz en fond sonore, des conversations mondaines, des flûtes de champagne qui s’entrechoquent. L’élégance est là, factice, presque provocante alors que l’Europe tangue sous la menace de la guerre. Mais déjà, une figure dissonante trouble la quiétude : le champion du monde d’échecs, Czentovic, joué avec une brutale opacité par Joseph Morana. Taciturne, arrogant, il regarde de haut les passagers, refusant toute partie avec les amateurs qu’il méprise.
Mais l’intrigue prend un virage vertigineux lorsque surgit un inconnu – un homme distingué, presque effacé – qui, à la surprise générale, parvient à tenir tête au champion. L’acte de jouer devient alors un acte de survie, de résilience. Derrière chaque coup, une mémoire meurtrie, une histoire indicible. François Rimbau, dans le rôle de cet homme à la fois ordinaire et tragique, livre une performance tendue, vibrante de retenue et de douleur.
Sissia Buggy fait preuve ici d’une grande subtilité en transposant le texte de Zweig dans une scénographie fluide, alternant entre les espaces du bateau et les arcanes de la mémoire. Grâce à de simples jeux de lumière, un espace confortable se mue en cellule d’isolement. Le passé ressurgit sans prévenir : cris, bruits sourds, rafales de souvenirs comme des gifles. La musique s’endurcit, les sons deviennent métal, les images claquent. C’est toute la brutalité du régime nazi qui s’infiltre dans le récit, à travers des éclats de voix et des visions cauchemardesques.
L’adaptation de Claude Mann parvient à condenser la richesse psychologique de la nouvelle sans l’alourdir. L’alternance entre le passé et le présent se fait naturellement, portée par un rythme dramaturgique parfaitement maîtrisé. La parole se fait parfois murmure, parfois hurlement. Elle épouse les silences, les fêlures. Le spectateur, pris au piège de cette partie d’échecs qui n’en est pas vraiment une, comprend peu à peu qu’il s’agit moins d’un jeu que d’un affrontement intérieur, presque mystique.
L’obsession pour les échecs devient chez cet homme une planche de salut autant qu’un poison. Isolé, privé de tout repère dans une cellule d’un hôtel viennois réquisitionné par la Gestapo, il n’a pour toute compagnie qu’un manuel d’échecs volé aux nazis. Et de ces pages, il tire une vie imaginaire. Il rejoue, il mémorise, il reconstruit le monde sur un échiquier mental jusqu’à perdre pied. C’est là que réside la force du texte de Zweig, magnifiée ici par le jeu fiévreux de Rimbau : l’échiquier devient théâtre de la folie, territoire mental où se rejoue l’humiliation et la résistance.
Le face-à-face final entre l’homme et Czentovic n’est pas une simple revanche sociale. Il est le miroir tendu entre deux solitudes : l’une brute et satisfaite, l’autre blessée et lucide. Czentovic, malgré son génie mécanique du jeu, ressort diminué. L’autre, bien que vaincu, retrouve un peu d’humanité. Le public, quant à lui, est pris dans ce vertige psychologique, entre compassion et effroi.
À travers une mise en scène rigoureuse, poétique et parfois onirique, Sissia Buggy rend hommage à la profondeur humaine de Zweig, à cette Europe déchirée où l’individu tente de ne pas sombrer. Les comédiens – Bernard Lefebvre, Arnaud Bruyère, Philippe Houillez et André Rocques – accompagnent cette plongée avec finesse, incarnant tour à tour les ombres d’un passé qui refuse de s’effacer.
Le décor sobre et évolutif se fait tour à tour paquebot, salon, cellule, salle de jeu, terrain mental. Les lumières sculptent l’espace comme les souvenirs sculptent le récit. Et le public sort de cette heure de théâtre en état de sidération douce, touché par ce combat silencieux contre l’effondrement intérieur.
Le Joueur d’échecs au Théâtre Espace Marais est bien plus qu’une adaptation littéraire. C’est une méditation sur la mémoire, la résistance mentale, la solitude, et les ravages invisibles de la terreur. Dans un monde qui vacille, cette pièce résonne comme un avertissement et un hommage : à la dignité, à la pensée, à cette flamme intérieure que même l’isolement ne peut éteindre.
Un spectacle intense, rare, indispensable.
Écrit par: SPEED